La Vierge et le malheur

Le Sanctuaire de Lourdes bénéficie d’une image de marque très apaisante, presque céleste, quasiment divine. Les premières associations qui viennent à l’esprit quand on dit « Lourdes » sont très claires, au sens propre et figuré du terme : miracles, guérisons, Sainte Bernadette, apparition de la Vierge Marie… J’étais toujours très curieux de voir cet endroit légendaire. Il est vrai que venir à Lourdes est une expérience magnifique sur le plan spirituel. En même temps, quand j’y suis allé, il y a peu de temps, pour la première fois dans ma vie, je ne me rendais pas compte à quel point la visite allait être éprouvante psychologiquement.

 
Lourdes attire surtout des malades qui espèrent une guérison miraculeuse. Avant d'y arriver, je ne me rendais pas compte que ce que l'on y voyait avant tout, au tout premier plan, beaucoup mieux que le sanctuaire marial ou la grotte, c'était surtout une inimaginable concentration du malheur humain. Dans la vie quotidienne, on rencontre des malades et des handicapés de temps en temps, ils sont noyés dans la foule des gens qui se portent bien, ils constituent des cas individuels que l'on considère comme des exceptions par rapport à la règle générale d'une bonne santé. A Lourdes, il y en a des milliers, venus de tous les coins du monde. Ils dominent tout et on les a tout le temps en masse devant les yeux. C'est à la limite du supportable, non pas parce que l’on a horreur de regarder les handicapés, mais parce que l’on devient conscient de la vraie dimension du malheur des hommes et cela nous révolte au plus profond de nos tripes. Je ne me suis jamais senti aussi impuissant, et je n'avais jamais à ce point douté de la toute-puissance, de la miséricorde et de l'amour de Dieu par rapport aux hommes... Des moments très amers.
 
Deux images m'ont particulièrement marquées. La première image est sonore. Le soir, lors de la procession aux flambeaux, il y a un silence profond devant le sanctuaire. Mais il n'est pas total, ce silence. On peut quand même entendre un bruit très doux, très discret: celui des petits pneus qui tournent et qui avancent sur le bitume. Des pneus des milliers de fauteuils roulants et des brancards qui défilent devant nos yeux. Un petit bruit incessant, sans fin et sans limites. Un petit bruit discret qui rend fou, car il ne s'arrête jamais, et on sait ce qu'il signifie. C'est un son que je n'oublierai certainement pas jusqu'à la fin de ma vie. Un son à la limite du silence, mais qui constitue le plus fort cri de désespoir et le plus fort appel à l'aide que je n'aie jamais entendu.
 
La deuxième image, c'est celle d'une mère qui conduit à la grotte de Lourdes un fauteuil roulant avec son fils qui doit avoir entre 14 et 16 ans, et qui ne peut plus marcher. La mère n'a pas l'air d'une personne brisée. Elle se tient très droit, elle est l'image même de la dignité humaine face au malheur. Elle tient tête à Dieu, à Marie et à tous les Saints. On voit bien qu'elle est déjà tellement éprouvée par la vie qu'elle n'a peur de rien et de personne, et que rien ne la brisera. On devine qu'elle n'est pas venue ici pour demander ou supplier. Elle est venue pour protester et pour exiger que l'on rende la jeunesse à son fils, qui en est privé. Et j'ai envie de crier et de râler avec elle: "Mais, enfin, Marie, tu vois, juste devant ta belle statue, il se passe des choses tellement abominables, et tu ne fais rien!? Comment tu peux rester à ce point insensible? Comment tu oses laisser ces gens sans aide immédiate!? Comment tu peux laisser passer de telles injustices?!". Je sais, c'est à la limite du blasphème, mais quand l'on voit des images d'une telle force, on ne pense pas particulièrement à être en règle avec les doctrines et on entre vraiment en rébellion contre la Terre, le Ciel, le Paradis, l'Enfer et tout ce que l'on veut encore... On n'a pas envie de pleurer. On a envie de crier et de taper du poing sur la table.

 

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