WikiLeaks, la Tunisie et le monde nouveau

 

Au début de "l'affaire WikiLeaks", beaucoup pensaient qu'elle allait ébranler les Etats-Unis, et notamment leur diplomatie, voire même la diplomatie mondiale. Il est vrai que nous avons tous souvent tendance à schématiser les choses. A nous satisfaire d'impressions superficielles. A nous contenter de conclusions rapides et simples. Les dépêches diplomatiques américaines sont dévoilées? Donc, avions-nous tendence à penser, les Américains et les diplomates vont en pâtir.
Or, après quelques gesticulations ridicules et quelques tentatives aussi inutiles qu'inefficaces de "tuer le messager", c'est-à-dire WikiLeaks et son patron, la diplomatie américaine et mondiale semblent reprendre l'équilibre et se porter plutôt bien.
 
La première vraie victime de fuites organisées par WikiLeaks est plutôt inattendue. Il s'agit de l'ex-président tunisien Ben Ali. Les dépêches de l'ambassade américaine à Tunis ne laissaient aucun doute sur le caractère dictatorial et corrompu de son régime. En quelque sorte, elle disaient tout haut ce que tout le monde pensait et savait, mais n'osait pas clamer tout haut. Dans ces circonstances, une seule étincelle – celle qu'avait allumée un marchand ambulant pour s'immoler par le feu – a suffi pour déclencher un incendie que Ben Ali a réussi à fuire au dernier moment.
Mais les vraies conséquences des initiatives risquées de WikiLeaks sont ailleurs et n'ont pas beaucoup à voir avec la politique courante. Ces initiatives sont en même temps un signe annonciateur de phénomènes beaucoup plus profonds. Phénomènes qui touchent au sentiment diffus que l'organisation du monde ne correspond plus ni aux besoins, ni aux possibilités et capacités de ses habitants. En effet, comment vivre dans un monde organisé toujours en Etats-nations délimités par leurs frontières plus ou moins étanches, alors que tout se mondialise, tout s'ouvre, tout communique, tout se mélange? Comment gouverner ces Etats et ce monde en s'appuyant sur les principes de coopération des élites, soient-elles démocratiquement élues, et des appareils spécialisés, soient-ils très compétents – alors que personne n'a plus de monopole sur les informations et personne ne maîtrise plus leur circulation?
WikiLeaks en est une illustration spectaculaire, mais certainement pas la dernière. C'est un défi lancé un peu dans le vide par les humains qui savent déjà que l'organisation actuelle touche à ses limites et qu'il faudra la remplacer par quelque chose d'autre, mais ils ne savent pas encore par quoi. En tout cas, la société civile commence à montrer qu'elle peut disposer déjà de moyens techniques qui lui permettent de s'organiser d'une manière autonome par rapport aux structures en place: Etats, médias, banques... Il est pour l'instant impossible de prévoir vers quoi exactement ce début de mouvement va-t-il nous conduire. Pour y arriver, il faudrait surmonter les stéréotypes qui gouvernent notre regard sur le monde, et auxquels nous nous sommes tellement habitués. Or c'est extrêmement difficile. Je ne serais pas étonné de voir les futurs historiens – qui, eux, connaitront notre avenir – présenter à leurs étudiants l'actuelle "affaire WikiLeaks" comme l'un de premiers pas concrets vers cette nouvelle organisation de notre communauté humaine que nous n'arrivons pas encore à imaginer, mais dont nous ressentons déjà le besoin. Un pas boîteux, peu habile, loin d'être parfait, mais historique.

 

Photos: polska-azja.pl, wolnemedia.net