J'ai subi des sanctions russes

 Eh oui, ça commence. Ils ont bien prévenu qu’ils allaient « répondre » à la nouvelle série de sanctions occidentales, annoncées le 28 avril. Je suis indubitablement un Occidental, donc visé par la Réponse avec les autres. Et j’ai eu l’imprudence d’entrer en conflit d’opinions avec une force mobile russe en opération à Paris. La Réponse de la force en question fût immédiate et impitoyable. Véronika Krasheninnikova, directrice du Centre international de journalisme et de recherche Rossiya Sevodnya (« La Russie aujourd’hui ») à Moscou, a refusé de répondre au micro de RFI à mes questions sur la perception de sanctions occidentales en Russie, l’une des actualités du jour à notre antenne. 

 
Tout a commencé lors d’une passionnante conférence à l’Ifri (Institut français des relations internationales) « Ukraine : une sortie de crise est-elle possible ? ». Les organisateurs, soucieux de présenter un éventail des points de vue le plus complet possible, ont invité des experts français, ukrainiens et russes, et c’est évidemment tout à leur honneur.
Ainsi, la principale intervenante russe, Véronika Krasheninnikova, a pu parler, à plusieurs reprises et sous différents angles, de la position de son pays sur les évènements en Ukraine. Elle a notamment évoqué de fabuleux scores dans les sondages qu’obtenait la politique de Vladimir Poutine en la matière, tout comme l’unification de la Crimée avec la Russie (96%), même dans l’hypothèse que celle-ci allait coûter cher à la Russie (84%).
Ce qui suscite en revanche une nette hostilité parmi ses compatriotes, c’est, selon l’experte, la position de l’Occident, et en particulier celle des Etats-Unis. Elle en a expliqué les raisons de façon suivante : « Nous connaissons l’Ukraine, nous savons ce qu’est le néonazisme. Ainsi, le fait que Washington et certains milieux en Europe s’obstinent à soutenir ces gens se retourne contre l’Occident. Le soutien accordé à ces forces en Ukraine est très fortement compromettant pour l’Occident ».
Véronika Krasheninnikova s’employait à qualifier les nouvelles autorités ukrainiennes de « fascistes » ou « néonazies » 
pratiquement à chacune de ses interventions dans le débat. Manifestement, son objectif était de créer l’impression que les militaires et les services spéciaux russes en Crimée et ailleurs en Ukraine, ainsi que Vladimir Poutine lui-même et ses collaborateurs, étaient investis d’une mission historique de combattre le nazisme, comme en 1945.
En l’écoutant, je me suis dit que les hommes politiques, les diplomates, les experts et les journalistes russes d’aujourd’hui ne se rendaient visiblement pas compte à quel point les allusions et les parallèles historiques étaient risquées pour la Russie, notamment quand il s’agissait du 20e siècle, et plus particulièrement de la Seconde Guerre mondiale. Or c’est un terrain extrêmement glissant pour eux, et à leur place je ne m’y aventurerais pas.
J’ai pris donc part au débat pour attirer l’attention de Véronika Krasheninnikova sur ce point précis. Je voulais notamment savoir si la crise ukrainienne pouvait donner aux Russes une occasion de faire enfin le travail de mémoire dont ils avaient cruellement besoin et qu’ils n’ont jamais fait. Les Allemands l’ont effectué il y a déjà longtemps, et avec de très bons résultats. Les Français ou les Polonais s’y sont mis beaucoup plus tard, et ils sont plus ou moins avancés dans le domaine, mais ils y travaillent vraiment. Et les Russes ?
Souvenons-nous. La Russie soviétique a commencé la Seconde Guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne nazie. Le 23 août 1939, les ministres des Affaires étrangères des deux pays, Ribbentrop et Molotov, ont signé le pacte germano-soviétique, dont la partie secrète prévoyait en détail le plan de partage des territoires conquis à l’issue d’une guerre commune en préparation. Le 1er septembre 1939, la Wehrmacht a attaqué la Pologne de l’ouest. Peu après, le 17 septembre, l’Armée rouge l’a suivi en franchissant les frontières orientales de la Pologne. Ce qui a permis de faire les inoubliables photos des militaires allemands et soviétiques participant à un défilé commun et fraternisant sur la ligne de jonction de leurs armées, fiers du travail bien accompli de l’anéantissement de la Pologne. A quelques modifications près, le partage des territoires conquis a été mis en œuvre conformément à l’annexe au pacte Ribbentrop-Molotov. 
Certes, trahi et attaqué par Hitler presque deux ans plus tard, le 22 juin 1941, Staline a changé de camp et s’est rallié aux Occidentaux. C’est pour cette raison qu’on parle rarement en Russie de la Seconde Guerre mondiale. Pour les Russes, la guerre à cette époque, c’est la Grande Guerre Patriotique qui commence, elle, en juin 1941. Pas en 1939… Si on marquait 1939 comme date du début de la guerre, il faudrait expliquer en détail ce que faisait, où combattait et avec qui collaborait l’Armée rouge avant 1941… Et ça, ça aurait fait fondre comme la neige au soleil tout le mythe fondateur de l’Union soviétique antifasciste et libératrice, mythe qui facilite maintenant à Poutine sa dégoûtante campagne de propagande digne de Goebbels, où on présente les Ukrainiens comme « fascistes » et « néo-nazis », afin de ressusciter, manipuler et diriger contre les Ukrainiens la haine contre les agresseurs nazis de 1941, dont les Russes sont imprégnés depuis leur petite enfance. Donc, on veille à ne pas toucher au mythe et on entretient le Grand Mensonge Patriotique. Qui dit, entre autres, qu’en 1939 l’armée soviétique s’est simplement précipitée pour défendre et protéger de fascistes allemands les populations abandonnées par l’Etat polonais devenu « inexistant », en « libérant » ainsi l'Ukraine et la Biélorussie occidentales. L'ironie de l'Histoire fait qu'aujourd'hui la Russie prétend vouloir libérer l'Ukraine orientale, cette fois de l'influence « fasciste » de Kiev, et la protéger d'un gouvernement qui, selon Moscou, est devenu  « inopérant ». Les vieux manuels de propagande peuvent toujours servir à quelque chose. 
Certes, les Occidentaux avaient eux-mêmes intérêt à accepter le retournement tardif de Staline, car cette solution permettait de bloquer de nombreuses divisions allemandes à l’est, et facilitait l’attaque contre le Troisième Reich à l’ouest de l’Europe, ce qui arrangeait Staline à son tour. Tout comme l’issue de la guerre, qui a permis à l’Union soviétique d’en sortir paradoxalement comme vainqueur aux côtés des plus grandes démocraties, et avec un statut de grande puissance contrôlant beaucoup plus de territoires qu’avant. La grande majorité des peuples concernés étaient désespérés de voir leurs pays passer, suite aux accords de Yalta, du joug nazi au joug soviétique, mais qui se serait embarrassé à l’époque de ce genre de détails sentimentaux ? La guerre était finie. C’était ça, l’essentiel.
Certes, le bilan de pertes humaines soviétiques dans cette guerre est terrible, et on ne peut qu’admirer le sacrifice consenti par la population et les soldats de l’URSS dans cette phase de la Seconde Guerre mondiale. Mais on en a parlé déjà beaucoup et depuis longtemps, alors que cette même URSS avait infligé beaucoup de souffrances aux autres et a causé beaucoup de victimes injustifiables dans la première phase de cette guerre, la phase soigneusement évitée par la propagande officielle russe jusqu’à nos jours. Il suffit de rappeler plus de 22.000 officiers polonais prisonniers de guerre, assassinés en 1940 dans le bois de Katyn et dans d’autres endroits. Crime que Moscou tentait pendant très longtemps attribuer aux… Allemands.
C’est pour toutes ces raisons qu’en m’adressant à Véronika Krasheninnikova lors du débat à l’Ifri, j’ai évoqué cette impérieuse nécessité d’un profond travail de mémoire à faire en Russie, tout en m’interrogeant si un pays portant un poids historique si lourd sur ses épaules pouvait s’arroger le droit de distribuer aux autres les étiquettes de « fascistes », de « néo-nazis », etc., ou alors, après avoir lui-même collaboré un temps avec Hitler, de reprocher aux autres une telle collaboration (la Waffen SS ukrainienne ou lettone) et leurs contacts avec les fascistes et néo-nazis d’aujourd’hui, réels ou imaginaires. Véronika Krasheninnikova n’a donné aucune réponse à aucune de mes questions et remarques. Sans doute, a-t-elle senti le terrain trop glissant pour qu’elle puisse éviter la chute. Dommage qu’elle n’y ait pas pensé avant de s’y aventurer. 
Après la conférence, je m’approche de Véronika Krasheninnikova, cette fois en tant que journaliste, mon micro à la main. Je demande si elle pourrait répondre à une question d’actualité, sur les sanctions occidentales. Elle semble beaucoup hésiter, et elle finit par me reprocher mes « positions » exprimées lors du débat, en particulier sur le déclenchement de la guerre en 1939 par le Troisième Reich allemand main dans la main avec l’Union soviétique. « Vous parlez de Munich ? », me demande-t-elle sur un ton un peu hautain. Non, Madame, j’explique patiemment. Munich, c’était en 1938, et la Russie n’était pas de la partie. J’essaie aussi de lui expliquer qu’il ne s’agit nullement de ma position personnelle, mais d’une vérité historique, simplement de faits. Et là, je l’entends dire que non seulement ce n’est pas du tout la vérité, mais en plus c’est une insulte ! Donc, elle ne me parlera plus, elle ne répondra à aucune question, bien que je souligne encore une fois que je n’ai aucune intention de lui poser de questions sur l’histoire, mais bien sur les nouvelles sanctions occidentales.
Peine perdue. Véronika Krasheninnikova me boude. La première sanction antioccidentale russe est donc tombée à Paris. 
Bon, j’essaie d'en parler avec humour, mais ce n’est franchement pas facile. Véronika Krasheninnikova appartient à l’élite russe. Elle est brillante, très intelligente, cultivée, élégante. Elle parle plusieurs langues, elle voyage sans doute beaucoup dans le monde. Elle a tout pour qu’on puisse espérer de longues conversations passionnantes. Mais dès qu’elle parle de l’Ukraine, c’est une cruelle déception. Je l’espère temporaire, due à la pression de la situation trop tendue, mais elle est là : un fleuve sans fin de stéréotypes, d’informations erronées, non vérifiées, manipulées, de preuves d’une surprenante ignorance.
J’avoue que j’ai vécu un choc. Entendre tout ça dans les médias russes depuis des mois, c’est une chose. Rencontrer un être en chair et en os qui vous parle avec une grande conviction comme un vieux téléviseur soviétique, c’en est une autre. Le cauchemar virtuel devient réalité. Si quelqu’un d’un tel niveau intellectuel ignore à tel point l’essentiel des informations sur les relations entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie, s’il prend le débat sur les faits historiques comme une insulte, qu’attendre donc d’un Russe moyen, dont la réflexion historique se construit autour de manuels officiels et de films documentaires sélectionnés soigneusement par la télévision russe ?
Tout ça me rend très pessimiste quant à l’issue de la crise ukrainienne. Poutine a libéré les forces de haine et d’ignorance qu’il lui sera maintenant très difficile d’arrêter, même s’il le voulait (et il n’est pas du tout sûr qu’il le veuille). Et nous, à l’Occident, nous avons tendance à juger les autres selon nos propres standards. Nous nous attendons donc à traiter avec un adversaire rationnel, qui respecte les mêmes règles que nous. Et nous pensons que la machine poutinienne s’arrêtera après avoir englouti la Crimée et, peut-être, la partie orientale de l’Ukraine. Ca lui suffira, pensons-nous. Malheureusement, cela rappelle furieusement la façon de penser de nos aînés quand ils avalaient sans trop broncher l’Anschluss de l’Autriche et quand ils cédaient les Sudètes à Hitler, sous les applaudissements enthousiastes de la majorité des Allemands (peut-être même de 96%, comme aujourd’hui en Russie par rapport aux conquêtes en Ukraine). Ca lui suffira, pensaient-ils. Et puis, pensaient-ils aussi, il a quand même quelques arguments sur la nécessité de protéger les intérêts allemands et les minorités allemandes dans la région…
Marielle de Sarnez, elle, a posé la bonne question déjà en février, mais certains de mes collègues français qui m’entendaient dessiner en janvier le scénario qui se réalise maintenant, répondaient que les Polonais étaient traditionnellement des paranoïaques antirusses et qu’il était impossible que Poutine aille aussi loin. J’aimerais tellement que ce soit eux qui aient raison ! Mais ils n’ont manifestement pas pris en compte une autre hypothèse sur mon état d’esprit dans cette affaire : que sur les 242 dernières années, les Polonais n’en ont vécu que 45 sans qu’aucune partie de leur pays ne soit d’aucune manière occupée ou vassalisée par les Russes. Ils connaissent donc peut-être un peu mieux la façon poutinienne de voir le monde que les Français… 
 
 
Photos: ruparis.ru, olendry.fora.pl, kresy.pl, skomielnainfo.wordpress.com, 1939.pl, bpb.de, hmcurrentevents.com, edukacjaregionalna.republika.pl, rostend.su, globalconflict.ru, modem-europe.eu, bighuglittlekiss.blogspot.com 

 

5 Comments

@as de l'épique: Oui, mais les sanctions Visa/Mastercard, ce n'est pas parce que Poutine a osé proposer à Obama de discuter de l'histoire des Etats-Unis, non? Si je me souviens bien, il s'agit d'autre chose, beaucoup plus grave.

Et moi c'est le contraire ! le 28 mars je poste un commentaire à moitié insignifiant sur La voix de la Russie à propos des sanctions visas & mastercard . Ma Cb sans problème de Dab . Je veux prendre le Rer depuis Cdg refus du vendeur de ticket . A gare de Lyon , idem , le lecteur du guichet pareil , celui du controleur aussi , d'où pénalité ! 48h après je vérifie , ma carte n'est pas désactivée . Insignifiant ou disproportionné alors que je ne suis qu'un con de base , ou erreur de cible , ou erreur ?
et moi donc c'est le contraire ; la banque ne veut rien entendre : pas de transaction ;

Prétendre qu'un tiers du gouvernement ukrainien est "ouvertement néonazi", c'est franchement ne rien connaître de la situation sur place. Vous répétez simplement sans réfléchir les thèses de la propagande officielle russe. En réalité, 2-3 membres du gouvernement sont membres ou sympathisants du parti Svoboda, très nationaliste. Svoboda était clairement fascisante à ses débuts. A l'époque, il ne dépassait même pas 1% dans les sondages. Il a progressé à environ 10% après avoir mis beaucoup d'eau dans son vin, ce qui témoigne de préférences réelles de la société ukrainienne. Un leader d'une autre organisation très radicalement nationaliste, Pravyi Sektor, est secrétaire du Conseil national de sécurité, dont le chef est le président par intérim, O.Tourtchinov. Et c'est à peu près tout. Par ailleurs, veuillez remarquer que les sondages ne donnent actuellement à ces deux formations RÉUNIES que 2,7% des voix, ce qui, encore une fois, illustre bien que le radicalisme extrême bénéficie au sein de la société ukrainienne d'un soutien extrêmement limité, comme dans d'autres sociétés saines et civilisées. Je vous conseille donc de vous renseigner plus en détail avant de reproduire sans réfléchir des crétinismes fabriqués à Moscou.
Quant aux photos et vidéos sur internet, vous en trouverez des atroces des deux côtés de la barricade. Que cela nous plaît ou pas, nous sommes témoins depuis plusieurs mois d'une révolution qui frôle une guerre civile. J'en suis terrifié comme vous l'êtes, mais il faut quand même rester adulte et ne pas oublier que les phénomènes de ce genre rappellent rarement un piquenique au soleil.

C'est assez clair que les nouvelles autorités intérimaires de kiev peuvent être considérée comme néonazies ... Avec 1/3 du gouvernement qui l'est ouvertement. D'ailleurs leurs premières actions, et premiers massacres semblent aller dans la droite ligne de leurs prédécesseurs.

Ce n'est pas de la polémique, les vidéos et photos sont dispos partout sur le net. (ministres faisant le salut nazi, "manifestants" achevant les victime à odessa, vidéo de décapitation d'un chef de la police, etc)

Tres bel article qui me conforte dans mon opinion , et m' enferme dans le pessimisme . L'Histoire se répète , mais avec l' arme atomique en désert , un espoir subsiste "la Chine".