Autant en emporte le Mistral

Deux décisions récentes font resurgir dans différents coins du monde les pires stéréotypes de la France et des Français. Ces décisions, c’est celle de maintenir la vente des deux porte-hélicoptères français Mistral à la Russie, et celle de maintenir l’invitation du président russe Vladimir Poutine aux cérémonies de commémoration du débarquement allié en Normandie, le 6 juin prochain. Toutes les deux prises malgré le comportement inacceptable, et reconnu comme tel par la France, de l’Etat russe en général et de Vladimir Poutine en particulier, par rapport à l’Ukraine.

 

Si on en croyait les commentaires de mes collègues journalistes américains, polonais ou autres (principalement en privé, mais à l’antenne aussi), il faudrait se résigner à voir les Français comme des lâches traîtres collabos, comme égoïstes insensibles au malheur des autres, susceptibles de capituler dès qu’un puissant fronce les sourcils et prêts à planter un couteau dans le dos d’un ami. Réactions d’autant plus désastreuses pour l’image de la France qu’elles font allusion à l’une des périodes les moins glorieuses de l’histoire du pays, celle du Maréchal Pétain. Mais est-ce que ces réactions sont vraiment justifiées ? Pas tout à fait. Comme dans chaque réaction stéréotypée, il y a un peu de vrai et beaucoup de jugement superficiel et un peu rapide.

Certes, si la France ne prenait en compte que l’évident aspect moral de l’affaire Mistral, elle aurait dû annuler la vente au plus tard au moment de l’annexion de la Crimée par la Russie. Le problème, c’est que la France est prise au piège des volets économique et juridique de l’affaire.

Car le contrat de vente est non seulement signé, mais il est déjà en cours d’exécution, et la Russie a déjà versé une partie de la somme due, qui s’élève au total à un milliard deux cent millions de dollars. Le montant en jeu est donc vraiment important, même pour un pays riche comme la France. On peut aussi aisément imaginer que, outre le remboursement de la somme déjà réglée, les éventuelles indemnités de rupture de contrat que la France serait amenée à payer à la Russie pourraient atteindre également des montants colossaux. Car, agresseur ou pas, la Russie serait tout à fait en droit de demander de telles indemnités, et elle les obtiendrait à coup sûr devant les instances internationales, qui, elles, ne se posent pas du tout de questions sur la conduite morale des plaignants, mais sur la conformité de leurs plaintes au droit international du commerce. 

Et ce n’est pas la fin de la liste de possibles effets pervers de cette éventuelle sanction contre la Russie sur l’économie, mais aussi sur la politique française. L’annulation du contrat Mistral signifierait la suppression de mille emplois. Un énorme coût humain, mais également un risque politique considérable pour François Hollande. Au plus bas dans les sondages, il préfère certainement éviter une explosion, même locale, de la colère ouvrière et de protestations syndicales.

Autrement dit, une sanction visant la Russie deviendrait très vite une sanction extrêmement douloureuse, mais dirigée exclusivement contre la France, qui n’a vraiment rien fait de mal en Ukraine, bien au contraire. Est-ce que punir un innocent serait plus acceptable moralement qu’une livraison des deux navires à un réel agresseur ? Difficile à trancher, n’est-ce pas ?

 

Ceci dit, on peut imaginer que parmi les pires cauchemars du président Hollande figure celui où on voit les Russes prendre livraison des deux Mistral et les envoyer tout suite rejoindre la Flotte de la Mer Noire pour participer aux opérations contre l’Ukraine. Ce serait un coup très dur à l’image de la France dans le monde. Mais ne soyons pas trop inquiets : les deux livraisons sont prévues pour 2015 et 2016, et d’ici là la situation en Ukraine sera sans doute réglée d’une façon ou d’une autre. Et une remarque très importante : contrairement aux informations dans la presse, présentées comme des fuites de l’Elysée, la France ne semble pas avoir déjà pris une décision définitive quant au maintien de la livraison des Mistral à la Russie. En tout cas, le chef de la diplomatie française Laurent Fabius a répété lors de son dernier déplacement aux Etats-Unis que Paris se donnait jusqu’à octobre prochain pour trancher. En réalité, la question reste donc, semble-t-il, encore ouverte.

En revanche, il est assez difficile de trouver de bons arguments rationnels pour justifier le maintien de l’invitation de Vladimir Poutine aux cérémonies du 70ème anniversaire du débarquement allié en Normandie, surtout dans le contexte actuel. Certes, l’Union soviétique a grandement contribué à la victoire sur l’Allemagne nazie, mais… justement, il y a plusieurs « mais ».

D’abord, le 6 juin, il ne s’agit pas de fêter la victoire générale sur l’Allemagne nazie, mais l’anniversaire d’une opération particulière, le débarquement allié en Normandie, auquel les Russes n’avaient pas participé. Or, les Russes eux-mêmes n’invitent pas les chefs d’Etat ou de gouvernement occidentaux aux anniversaires de grandes opérations décisives de la Seconde Guerre mondiale qu’ils avaient menées tout seuls, comme, par exemple, la bataille de Stalingrad. Donc, dans ce contexte, l’invitation faite à Poutine se justifie mal. En tout cas, elle n’est certainement pas une obligation diplomatique, juste un beau geste élégant, qui, lui, se justifie actuellement aussi plutôt mal, quand on l’adresse à un personnage qui se comporte ces derniers temps d’une manière particulièrement peu élégante.  

Ensuite, l’armée soviétique n’était pas composée uniquement de Russes, loin de là. Ironie de l’histoire, les soldats ukrainiens incorporés dans l’Armée rouge ont aussi subi des pertes très élevées. Selon Yaroslav Hrycak (« Histoire de l’Ukraine 1772-1999 »), sur 6 millions Ukrainiens qui combattaient aux côtés de 24 millions de soldats soviétiques d’autres nationalités, 1,5 millions ont péri. Ainsi, le président de la Fédération de Russie n’incarne pas à lui seul la contribution de l’Union soviétique à l’effort allié il y a 70 ans. Plusieurs républiques soviétiques de l’époque sont devenues Etats indépendants. Donc, si on invite le président russe, il faudrait inviter, au même titre, aussi les autres. Par exemple, le président ukrainien nouvellement élu. Dans le cas contraire, l’invitation de Poutine aurait paru encore plus injustifiée sur le plan historique et politique.

Enfin, toujours sur le plan historique, et comme je l’avais déjà signalé dans mon précédent billet, il est bien sûr vrai que l’Union soviétique a terminé la Seconde Guerre mondiale dans le camp des alliés victorieux, mais elle l’a commencée en septembre 1939 en attaquant la Pologne ensemble avec l’Allemagne nazie, suite aux dispositions secrètes du pacte germano-soviétique, signé le 23 août 1938 par les ministres des Affaires étrangères des deux pays, Ribbentrop et Molotov. La propagande poutinienne continue à expliquer aux Russes que l’armée soviétique n’avait pas participé à la Seconde Guerre mondiale, mais à la Grande Guerre Patriotique, qui a commencé le 22 juin 1941, quand Hitler a trahi Staline en attaquant l’Union soviétique à son tour. Cette manœuvre lexicale permet d’éviter que les Russes se posent trop de questions sur ce que faisait et avec qui collaborait l’Armée rouge avant 1941. Donc, très bien, on peut rester élégant et inviter le président russe en Normandie, mais ce serait peut-être une excellente occasion de demander que son pays commence enfin le véritable travail de mémoire qu’il n’a jamais fait et qui lui manque cruellement. On le voit très bien quand on entend ce que racontent les médias russes à propos de prétendus « fascistes » et « néo-nazis » au pouvoir en Ukraine.

Il n’y aurait donc vraiment aucune justification sérieuse de maintenir l’invitation de Vladimir Poutine ? Si, quand même. D’abord, cette invitation avait été lancée encore avant la phase aigue de la crise entre l’Ukraine et la Russie. Retirer une invitation qui avait déjà été acceptée, serait, dans le langage diplomatique, un geste extrêmement fort. Il faudrait donc une raison extrêmement importante pour le faire. D’ailleurs, il est tout à fait possible qu’une telle raison apparaisse avant le 6 juin, donc pour l’instant on ne peut pas vraiment préjuger de l’attitude définitive de la puissance invitante, les autorités françaises. Elles se positionneront sans doute surtout en fonction du comportement russe par rapport à l’élection présidentielle en Ukraine.

Ensuite, il ne faut pas oublier que la France n’est pas le seul pays occidental à éprouver des doutes quant à l’opportunité d’annuler l’invitation faite à Poutine. En réaction à la déclaration de François Hollande que cette invitation était pour l’instant maintenue, la chancelière allemande Angela Merkel a exprimé carrément sa « joie ». Car, un autre élément que les Occidentaux, pas seulement la France, doivent prendre en compte dans cette affaire, c’est que les attitudes antioccidentales en Russie sont actuellement suffisamment virulentes pour réfléchir à deux fois avant de fournir au pouvoir russe un prétexte pour déclencher une véritable hystérie antioccidentale. Or, une annulation de l’invitation en Normandie serait certainement présentée à l’opinion publique comme une preuve du mépris, en Occident, de la contribution de la Russie dans la victoire sur le nazisme, et du mépris des Russes en tant que tels. Or, dans la mentalité russe, ce sont des points très sensibles. Les dirigeants occidentaux visent le long terme : l’Occident ne souhaite pas couper les ponts avec la Russie ; il veut seulement que la Russie se réforme de manière à être capable de coopérer efficacement avec les Occidentaux.

Enfin, quant aux détails du séjour de Poutine en Normandie, on peut quand même supposer que sa présence ne sera ni particulièrement exposée, ni particulièrement célébrée. On peut entendre, ici ou là, de sources diverses, que, par exemple, il serait possible qu’il n’y ait pas de « photo de famille » des tous les participants aux cérémonies, beaucoup d’entre eux ne souhaitant pas se prendre en ce moment en photo avec Vladimir Poutine.

On voit donc bien que l’attitude française dans ces deux affaires controversées mérite une analyse beaucoup plus nuancée que celle qui consiste à lancer sur un ton méprisant : « comme toujours, les Français se sont montrés lâches »… 

 

Photos: theatrum-belli.com, comite-valmy.org, fr.newseurope.me, sans-langue-de-bois.eklablog.fr, en.wikipedia.org, wikipedia.org, army-news.ru 

1 Comments

les deux grands vainqueurs de la seconde guerre mondiale sont les États unis et la Russie.Il regrettable que certaines personnes en France oublient un peu l'histoire et se rappellent bien que la France a été vaincue par l'Allemagne aux premières heures de conflit.Cette France donneuse des leçons aux pays africains t à la Russie est incapable de faire autant avec la Chine.