Eglise: tabou levé, débat coupé

Pour un observatoire de stéréotypes comme le mien, le débat autour de la pédophilie à l'Eglise catholique est une véritable aubaine. Les clichés fleurissent de tous les côtés. Surtout ceux qui concernent le clergé et les médias. Deux secteurs d'activité humaine dont beaucoup de communs mortels pensent tout savoir et détenir LA vérité sur leur caractère profond. Il est difficile de se frayer le chemin menant aux faits sous le bombardement des idées reçues. D'autant plus que les deux secteurs intéressés n'hésitent pas eux-mêmes à avoir recours aux stéréotypes pour se discréditer mutuellement.

Je pense d'abord à des généralisations un peu faciles et tirées par les cheveux, pratiquées par certains médias. Décidémment, il y a des confrères qui sont prêts à tout pour obtenir une phrase accrocheuse. Je suis particulièrement outré par toute une série de publications faisant allusion aux affaires de pédophilie dans le contexte du Chemin de la croix le Vendredi Saint. "Le pape porte sa croix de la pédophilie". Peut-être cela se vend bien, mais, franchement, ne serait-ce pas un peu trop facile? Est-il vraiment indispensable d'associer la Passion du Christ aux passions beaucoup plus basses de certains prêtres?
Toutefois, la réaction de l'Eglise aux critiques qui lui sont faites n'en est pas moins discutable. Les plus mesurés parmi ses représentants parlent d'une "campagne médiatique", comme si les médias du monde entier s'étaient concertés en coulisses pour faire du mal à l'Eglise en reprochant à certains ecclésiastiques d'abuser sexuellement des enfants qui leur ont été confiés, et à certains autres de couvrir les coupables et de les protéger de justes sanctions. Dans ces circonstances précises, tenter d’avoir recours à un subterfuge aussi vieux, usé et fatigué que la théorie de complot semble particulièrement déplacé. Cette idée d'une campagne concertée des médias mondiaux est tellement absurde qu'il est très surprenant de l'entendre de la bouche de personnages par ailleurs tout à fait sérieux. Nous sommes quand même en droit d'attendre des membres d'une institution qui d'habitude ne hausse pas facilement le ton pour rien qu'ils réfléchissent mieux à ce qu'ils disent.
Mais il y a pire. Du côté du Vatican, on entend des mots comme "hystérie" pour décrire la couverture médiatique des affaires de pédophilie. Le cardinal Sodano (photo: avec le pape Benoît XVI; source: lavignadelsignore.blogspot.com) l'a qualifiée de "ragots sans importance" et le prédicateur du Vatican, le père Raniero Cantalamessa, l'a comparée indirectement à l'antisémitisme, et a dû s'en excuser publiquement. Pourquoi cette comparaison a fait un tel scandale? Parce qu'elle a mis sur le même plan une haine raciale odieuse, meurtrière, irrationnelle et dénuée de tout fondement intellectuel ou factuel – et les critiques qui, même quand elles conduisent aux commentaires exagérés ou injustes, s'appuient quand même sur des faits précis, avérés, irréfutables et extrêmement douloureux pour les enfants-victimes qui ont droit à une protection et à une compassion particulières.
D'autres ecclésiastiques essayent d'amener la polémique avec les médias sur le terrain des chiffres. A vrai dire, c'est cette méthode d'argumentation qui me semble la plus blessante et incongrue à la fois. En tout cas, elle témoigne d'une totale incompréhension de la réalité du problème.
Le nombre de prêtres pédophiles serait donc marginal: environ trois mille cas connus, une goutte d'eau dans l'océan du clergé qui n'a pas bifurqué du droit chemin. A en juger par l'avalanche des révélations qui ont suivi les premières affaires, on peut penser que nous sommes toujours plus près du début de l'évaluation de l'étendue du phénomène que de la fin. Celle-ci est d'autant moins proche que, si l'on en croit la télévision polonaise TVN24 citant les sources au Vatican, sur les trois mille cas en question, seulement 10% des coupables ont été relégués du clergé, 10% se sont retirés eux-mêmes, 20% ont été frappés d'interdiction de célébrer les messes et 60% n'ont subi aucune sanction sérieuse. Mais passons, car l'essentiel du problème, ce n'est justement pas du tout la triste arithmétique des prêtres pêcheurs.
Le vrai problème, c'est que toute cette histoire, avec sa litanie de tentatives d'étouffer les affaires, de les dissimuler pendant de longues, longues années et de limiter les sanctions aux gesticulations; eh bien, toute cette histoire montre que l'institution "Eglise catholique romaine" tend à fonctionner plutôt comme une corporation que comme une communauté de valeurs morales. Et l'affaire de pédophilie dans ses rangs n'est pas bouleversante et choquante à cause du nombre des prêtres concernés. Cela n'a rien à voir. Elle est choquante parce que l'Eglise est considérée comme une communauté morale et comme dépositaire des valeurs universelles, inébranlables, communes à tous les chrétiens et même à toute la civilisation occidentale. On lui reconnaît une mission, une autorité morale et des droits particuliers, mais sa responsabilité est, de ce fait, également particulière. Dans ce contexte, même un seul ecclésiastique qui pêche aussi lourdement que les prêtres pédophiles et qui est ensuite couvert par sa hiérarchie met gravement en doute la confiance que les fidèles doivent en principe à leur Eglise. Et alors trois mille?...
Ce qui est vraiment mis en cause par les affaires de pédophilie, c'est le fonctionnement corporatiste de l'Eglise, son goût du secret, son manque de transparence et son imperméabilité aux critiques. Sujets qui, curieusement, ne sont abordés que marginalement à l'occasion du grand débat public sur les prêtres pédophiles et sur le traitement de leurs méfaits par leur hiérarchie.
Je sais, je risque de me voir reprocher de ne pas m’apercevoir que l’Eglise vient justement de sortir de son silence et de lever un important tabou. Et qu’en conséquence, ce n’est pas le bon moment pour parler de son manque de transparence. Cependant, un tel reproche à mon égard serait injuste. Je reconnais volontiers que l’Eglise a fait un pas important dans la bonne direction et je lui en sais gré. Ce qui m’inquiète, c’est que les récentes réactions du haut clergé, visant à couper le débat et le terminer le plus vite possible sous le prétexte de protéger le pape des attaques, semblent indiquer que l'on veut, à l'Eglise, éviter que d’autres importants et difficiles sujets soient évoqués.
Et pourtant, les aborder ouvertement semble être, pour l'Eglise, un bon moyen de sortir de la crise et de déclencher des mécanismes qui pourraient la protéger de crises semblables à l'avenir. Ce que je lui souhaite de tout mon cœur, car la dimension spirituelle de l'Homme est trop précieuse pour que l'on laisse sa gestion à une simple corporation occupée à exploiter, voire même à produire, divers clichés et mythes, tout en évitant de regarder la réalité en face.

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"le pape est un homme comme nous qui porte la soutane", tachons de ne pas l'oublier.