Pologne: le deuil et les manipulations (1)

 

Après la mort de 96 personnes dans la catastrophe de l'avion présidentiel à Smolensk, un deuil national de neuf jours a été instauré en Pologne.
 
 
Neuf jours, c'est long. Quelle nation normalement constituée supportera de vivre neuf jours uniquement avec la mort, les cercueils et les éloges funèbres? Si vous le faites, vous plongez dans une dépression ou dans une paranoïa collective. Et pourtant, pratiquement toutes les chaînes de la télévision polonaise ont succombé à la tradition selon laquelle la période officielle de deuil impose de n'évoquer que la mort, les cercueils et les éloges funèbres.
 
Résultat? Au bout de trois – quatre jours, on commençait à étouffer, à manquer d'air, à être entouré de noir, couleur présente partout, accompagnée d'un ton monocorde, solennel, funèbre, de tous les journalistes et présentateurs tout au long de la journée. Un de mes amis raconte: "Quand j'ai zappé sur TV Cuisine et quand j'ai vu, là aussi, une photo du couple présidentiel frappée d'un ruban noir, je me suis dit: Ah non, là, une ligne rouge a été franchie, j'éteins tout et je pars me promener dans un parc pour décompresser".
 
Notre culture nous impose des comportements très standardisés face à la mort. A l'échelle privée, intime, familiale, ces standards aident à exprimer sa douleur et sa solidarité avec les autres qui souffrent. Appliqués à la lettre à l'échelle de toute une nation, ils risquent de devenir leur propre caricature, surtout quand le deuil officiel dure trop longtemps.
J'arrive à Cracovie un samedi soir, une semaine jour pour jour après la déclaration du deuil national, à la veille des obsèques du couple présidentiel qui doivent démarrer de la Basilique Mariacka sur la place du Marché. La Basilique est cernée par la police et, du côté opposé de la place, on entend de la musique classique. Quelques centaines de spectateurs écoutent le Requiem de Mozart, magnifiquement exécuté par un choeur avec orchestre. La scène et le public occupent environ un sixième de la surface de la place du Marché, pas plus. Tout ce qui les entoure est loin de rappeler que le pays vit un deuil national. Les cafés, les bars et les restaurants autour de la place et dans les rues adjacentes sont, pour la plupart, ouverts. La rue Florianska, voisine de la Basilique Mariacka, est remplie d'une foule détendue, de gens déambulant joyeusement d'un bar à l'autre. Bref, un "Saturday Night Fever" comme d'habitude.
 
J'arrive à l'hôtel, j'allume la télé – et qu'est-ce que je vois? Je vois le Requiem sur la place du Marché à Cracovie. Les caméras sont positionnées de façon à créer l'impression d'un océan des têtes devant la scène. Et le commentateur parle de milliers des Cracoviens venus en masse sur la place du Marché pour exprimer leur deuil et leur chagrin. Pas un regard sur les cafés juste à côté... Pas une seule vue de la rue Florianska... Bon, si je n’avais pas été là-bas il y a cinq minutes et si je n'avais pas vu de mes propres yeux ce qui s'y passait, j'y aurais peut-être cru, comme la grande majorité des téléspectateurs...
 
La télévision a décidé de ne pas montrer le pays tel qu'il était, mais tel qu'il fallait qu'il soit conformément aux standards de deuil. Et pourtant, la mort fait partie de la vie, même quand ce sont des hautes personnalités qu'elle frappe. Et la vie, elle, a ses droits.

Photos (2): Piotr Moszynski