Pologne: le deuil et les manipulations (2)

Dix jours passés en Pologne, pour raconter aux auditeurs l'une des plus grandes tragédies nationales en Europe en temps de paix. Une période très étrange. Une situation inédite, où toutes les idées reçues tombent, souvent pour laisser la place aux clichés encore plus étonnants.

 

Soyons francs. Pour une nette majorité des Polonais, le président Lech Kaczynski incarnait de son vivant un conservatisme provincial, une rigidité politique et une étroitesse nationaliste. Et surtout, il était perçu comme le président d'un seul parti - celui dirigé par son frère jumeau Jaroslaw, Droit et Justice (PiS) – et non pas de tous les Polonais.

 

Peu avant sa mort tragique, Lech Kaczynski ne bénéficiait que de très peu de soutien dans les médias et obtenait à peine 20% d'opinions favorables dans les sondages, ce qui le mettait dans une situation délicate face à l'éventualité de briguer sa propre succession lors de l'élection présidentielle prévue en automne.

 

Le 10 avril 2010, le jour de la catastrophe à Smolensk, l'image médiatique du président a subitement et radicalement changé. Certes, personne ne se risquait à louer Lech Kaczynski comme un excellent président ou un homme politique particulièrement visionnaire ou perspicace. La ficelle serait trop grosse. Pour ne pas tomber dans la caricature et ne pas dire de mal d'un mort, on a rapidement construit une image du président défunt qui n'avait rien à voir avec la politique, et qui était jusqu'à présent complètement méconnue du grand public: non seulement un grand patriote – ça, on le savait – mais aussi et surtout un père de famille souriant, un mari affectueux, un compagnon chaleureux, détendu et blagueur.

 

Vu les circonstances, une telle édulcoration de l'image du président disparu était sans doute nécessaire pour renforcer la cohésion nationale face au choc et au deuil. L'ennui, c'est qu'une fois édulcorée, elle est devenue l'instrument d'un véritable chantage psychologique et politique, ainsi que l'objet d'invraisemblables manipulations, voire provocations, frôlant le riducule. La plus grossière, c'était la décision, imposée par l'Eglise et la famille Kaczynski, d'enterrer le couple présidentiel au château de Wawel à Cracovie, parmi les rois de Pologne et les plus grands héros nationaux. Une vraie folie de grandeur, ressentie par une grande partie de la population comme un chantage moral ("si vous protestez, vous apparaitrez comme mal élevés et manquant de respect pour un chef de l'Etat mort tragiquement") et comme un message politique inacceptable ("vous voyez, nous pouvons faire ce que nous voulons, et vous ne pouvez pas manifester votre mécontentement, car nous sommes dans une période de deuil national").

 

Cet enterrement royal doit sans doute servir de mythe fondateur pour une légende de Lech Kaczynski – père de la Nation, égal aux rois et maréchaux victorieux, héros qui a péri près de Katyn, le haut-lieu de la martyrologie nationale. Mythe construit en vitesse, car nécessaire à la campagne électorale du PiS avant la présidentielle anticipée, annoncée pour le 20 juin prochain. Mais est-ce qu'un tel mythe permettra d'oublier la vie réelle? Celle où Lech Kaczynski ne pouvait compter que sur le soutien d'environ 20% de la population? Celle où son frère Jaroslaw, candidat probable à sa succession, n'a pu tenir au poste de Premier ministre que deux années, tellement il était devenu impopulaire et tellement il a été jugé inefficace? Rien n'est moins sûr. Heureusement, la raison n'est pas toujours perdante face aux émotions, même les plus nobles et en même temps le plus facilement manipulables: celles de la compassion pour les victimes d'une tragédie et pour leurs proches.

 

Photos (2): Piotr Moszynski