L'Ukraine, ou l'insolence du peuple

Indubitablement, tout un monde disparaît avec le conflit en Ukraine. Et avec lui, toute une batterie d'idées reçues, de vieilles habitudes, mais aussi d'espoirs. Vladimir Vladimirovitch Poutine a décidé de les dynamiter. Pourquoi ? 
 
Pour comprendre le raisonnement, les motivations et la mentalité de Vladimir Vladimirovitch, il ne faut surtout pas oublier sa déclaration d’il y a quelques années que la plus grande tragédie du 20e siècle, c’était pour lui la désintégration de l’Union soviétique. Il y est allé quand même très fort, quand on songe que, dans le domaine de grandes tragédies, nous avons été servis plutôt généreusement au 20e siècle. Deux guerres mondiales. Plusieurs autres guerres plus limitées, mais néanmoins meurtrières. L’Holocauste. Le génocide arménien. L’univers des camps de concentration et de la mort dans plusieurs pays. Des épidémies à l’échelle mondiale, comme celle de Sida. Et je ne cite que les tragédies les plus marquantes. Mais, pour Poutine, c’est la désintégration de l’Union soviétique qui en est la plus grande !
Ce dans ce contexte qu’il faut voir les agissements de Poutine par rapport à l’Ukraine, qui constituait jadis l’une des parties les plus importantes de l’URSS. En plus, les Russes considèrent Kiev comme le berceau de l’Etat russe, ce qui rappelle l’attitude des Serbes par rapport au Kosovo. D’ailleurs, il y a maintenant des Serbes qui viennent en Crimée pour prêter main forte aux Russes. Il est arrivé à Poutine d’affirmer que l’Ukraine était un Etat artificiel, et beaucoup de Russes pensent avec lui qu’au fond l’Ukraine est tout simplement russe.
C’est là que se passe l’énorme télescopage des imageries populaires, exploité par la propagande poutinienne. Comme le souligne souvent l’ancien président polonais Aleksander Kwasniewski, fin connaisseur aussi bien de la Russie que de l’Ukraine, le problème clé dans cette histoire, c’est que les Russes, Poutine en tête, n’ont toujours pas compris une chose pourtant très simple : que l’Ukraine n’était pas la Russie. Qu’une vraie identité ukrainienne existait, même parmi les russophones de la partie orientale du pays. Que l’orientation européenne était, pour eux, aussi intéressante que la russe.
Quand le président ukrainien Viktor Ianoukovytch a finalement cédé sous la pression russe et a refusé au dernier moment de signer l’accord d’association avec l’Union européenne pour se tourner plutôt vers l’union douanière proposée par la Russie, ce fût un gigantesque soulagement pour le Kremlin. Soulagement assorti du sentiment que les choses se remettaient enfin durablement en ordre, après quelques accès de folie incompréhensible.
Le seul hic, c’est qu’après cet épisode Poutine s’était senti tellement fort et sûr de lui qu’il s’est concentré sur les JO de Sotchi, en négligeant le travail sur les possibles scénarios du développement de la situation en Ukraine un peu moins réjouissants pour la Russie. Et l’inimaginable s’est produit : le peuple a osé s’opposer aux décisions de son gouvernement, et au passage à celles de Poutine lui-même. Pire, le peuple a eu l’insolence de gagner la bataille, de chasser les alliés de Moscou du pouvoir, et de le prendre lui-même. Pour le président russe, c’était non seulement une insulte suprême, mais c’était surtout une situation surprenante, qu’il percevait comme absurde, déraisonnable, inexplicable, incohérente, injustifiée et injuste.
Tout semble indiquer que les réactions du Kremlin, du moins au début, étaient en grande mesure improvisées. Les dirigeants russes ont probablement sorti en catastrophe de leurs tiroirs les plans d’action préparés il y a vingt ans au cas où l’Ukraine tenterait de s’approcher de l’Otan. La panique à bord devait être grande. En effet, Poutine s’est subitement rendu compte qu’il ne pourrait peut-être plus maîtriser l’Ukraine et la garder dans sa zone d’influence.
Il veut donc maintenant la déstabiliser, diviser et affaiblir, en espérant pouvoir ainsi garder le contrôle sur au moins une partie du territoire, celle qui paraît échapper au nouveau pouvoir central. Il semble peu probable qu’il tente de conquérir militairement l’ensemble du pays. Il va sans doute essayer d’affaiblir le nouveau gouvernement à Kiev, en le mettant dans une situation sans issue. S’il se laisse attirer dans le piège d’un conflit armé, il risquera d’être jugé responsable d’une effusion de sang et d’une défaite militaire. S’il reste passif face aux provocations, il risquera d’être perçu comme faible et peu crédible. Pour l’instant, les nouvelles autorités ukrainiennes réussissent à éviter les deux pièges. L’armée reste passive et il n’y a pas d’effusion de sang. Malgré cette passivité, il n’y a pas de défaite militaire. Le gouvernement n’est pas perçu comme faible et peu crédible.
Bref, les Ukrainiens, manifestement très bien conseillés par les Occidentaux, ont su échapper pratiquement à toutes les erreurs commises en 2008 par les Géorgiens, confrontés à un conflit semblable avec les Russes. D’ailleurs, le président géorgien de l’époque, Mikhéïl Saakachvili, est aussi venu à Kiev et ses conseils étaient certainement très précieux pour les dirigeants ukrainiens.
Ceci dit, les autorités de Kiev ont quand même perdu le contrôle de la Crimée au bénéfice des Russes.
Les intentions exactes de Poutine par rapport à la Crimée sont pour l’instant très difficiles à déchiffrer. Une chose est sûre : la presqu’île est très importante stratégiquement pour lui à cause de la Flotte de la Mer Noire, donc il va tout faire pour renforcer sa maîtrise de la région et réduire à zéro ou presque l’influence des Ukrainiens. Il est fort possible qu’il le fasse en renforçant la présence militaire directe russe sur place, même au prix de diverses sanctions internationales. Mais il est également possible que toute l’opération de Poutine en Ukraine parte du constat que sa position de négociation par rapport aux Ukrainiens est brusquement devenue très faible après le départ de Viktor Ianoukovytch et la victoire de la révolution de Maïdane. Si, après la consolidation du nouveau pouvoir, Poutine voulait obtenir un compromis avec Kiev, il n’aurait plus aucune concession à proposer en échange de celles des Ukrainiens. Avant donc que la nouvelle équipe ne se consolide, il a créé une situation où Kiev a besoin de compromis et il y a des choses à négocier. Par exemple, le statut de la Crimée. Si cette hypothèse correspond à la réalité, on pourra considérer que les bruits de bottes russes en Ukraine n’auront été qu’un instrument de préparation d’un jeu diplomatique et d’un jeu géopolitique dont l’échelle dépasse sans doute largement la Crimée, et même l’Ukraine.

Ceci dit, cette hypothèse s’appuie sur une autre : que le jeu se joue selon les règles rationnelles. Or, la propagande poutinienne a libéré les haines, les peurs et les hystéries de telle force et de telle ampleur qu’à partir d’un certain point, même si Poutine le voulait, il lui serait très difficile d’arrêter toute la machinerie de confrontation. Et, ce qui n’arrange pas les choses, nous n’avons aucune garantie qu’il le voudra vraiment. Pour le moment, rien ne l’indique.  

 

Photos: whatdoesitmean.com,  worldjournalism.com, harrel-yannick.blogspot.com, mmkoszalin.eu, demotix.com, putinator.com, blogs.telegraph.co.uk

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Voici mon article sur les clichés historiques de l'Ukraine. http://nouvelles-ukraine.blogspot.fr/2014/02/demystification-des-cliches-sur.html