La Russie, fille des vétérans

 

"La Grande Guerre Nationale". C'est l'expression qui désigne, en Russie, le conflit considéré partout ailleurs comme international par excellence, voire carrément mondial. Et le nom utilisé dans tous les autres pays l'indique: la Seconde Guerre mondiale. Mais les Russes tiennent à souligner leur propre effort à combattre les armées hitlériennes. A l'usage interne, ils parlent de leur "Grande Guerre Nationale" et de leur victoire sur l'Allemagne nazie. Quand on regardera, le dimanche 9 mai, les cérémonies sur la place Rouge à Moscou, on devra être bien conscient de ce que l'on va voir. On verra la Russie qui célébrera le 65ème anniversaire de sa victoire.
 
 
Certes, l'effort militaire consenti par l'Union soviétique était énorme et digne du plus haut respect. Certes, le sacrifice et le dévouement du peuple soviétique étaient extraordinaires. Il est pourtant non moins vrai que cet effort et ce sacrifice pourraient s'avérer vains sans une importante aide en armes, en matériel militaire et industriel, et en d'autres approvisionnements de toutes sortes, fournie par l'Occident, et en particulier par les Etats-Unis. Bien sûr, les Occidentaux avaient leur propre intérêt à aider l'URSS à combattre Hitler. Mais cela ne change en rien la vérité historique: sans cette aide, il serait beaucoup plus difficile, voire impossible, à la Russie soviétique de chasser la Wehrmacht jusqu'à Berlin. Ayons cela en mémoire en regardant, le 9 mai, les cérémonies à Moscou.
 
Les télévisions russes montrent les préparatifs au grand défilé militaire depuis déjà plusieurs jours. Tout est fait pour favoriser un véritable extase patriotique, pour ne pas dire nationaliste. Comme ce débat d'un journaliste avec cinq filles de vétérans de la "Grande Guerre Nationale". Par moments très émouvant – surtout quand elles racontent la guerre telle qu'elle fût vécue par les gens ordinaires – le débat dérape souvent pour faire place à des stéréotypes bien ancrés dans la mentalité russe, ou à de simples contrevérités. L'une des femmes qui participent au débat s'exclame: "C'est nous qui avons gagné cette guerre, c'est nous qui avons sauvé le monde entier!". Beaucoup de Russes le croient vraiment, bien qu'il s'agisse d'un cliché local qui n'a que peu en commun avec la réalité.
 
En effet, les Russes sont loin d'être les seuls à avoir emporté la victoire sur l'Allemagne nazie (dont, soit dit en passant, ils étaient alliés de 1939 à 1941, jusqu'à l'attaque surprise du Troisième Reich contre l'Union soviétique) et à avoir sauvé le monde du péril brun. Le terme même de la "Grande Guerre Nationale", couvrant uniquement la période 1941-45, a d'ailleurs aidé à effacer la période de collaboration avec les nazis de la mémoire collective russe. Quant aux peuples qui ont vécu le sauvetage par l'Armée rouge en direct, ils ne se sont sentis véritablement sauvés qu'au début des années 1990, après la chute du Mur de Berlin et le retrait définitif des troupes soviétiques de leurs territoires.
 
On a vu que dans ce monde russe postsoviétique, beaucoup dépend des mots que l'on emploie pour décrire le passé, le présent et l'avenir. Un mauvais emploi de mauvais mots handicape les Russes eux-mêmes dans leurs relations avec le monde qui les entoure et les enferme dans un univers crispé, stéréotypé et hostile à toute communication harmonieuse et rationnelle avec l'extérieur. Pourquoi, au lieu de se gaver inlassablement des exclamations du genre: "C'est nous qui avons gagné cette guerre, c'est nous qui avons sauvé le monde entier!", les filles des vétérans et leurs compatriotes ne disent pas au monde: "Nous nous sommes battus ensemble, nous avons souffert ensemble, maintenant développons-nous ensemble"? Entre les regards sur le monde contenus dans ces deux phrases il y a... un monde. Tout dépend des mots que l'on veut employer et des symboles que l'on veut exhiber.
 
Pour le moment, un premier pas dans la bonne direction a été quand même fait à l'occasion des célébrations du 65ème anniversaire de la fin de la "Grande Guerre Nationale". Des détachements des soldats des armées alliées de la Seconde Guerre mondiale ont été invités pour la première fois à défiler sur la place Rouge aux côtés de l'armée russe. Américains, Britanniques, Français, Polonais... et plusieurs autres. Une petite révolution. Elle menera peut-être un jour à une plus grande, qui balayera, elle, les vieux clichés nationalistes grotesques, et qui permettra aux Russes de devenir enfin une grande nation moderne.

 

2 Comments

Je comprends la sensibilité aux faits des années 1941-45 dont vous parlez et je ne conteste pas l'effort et la souffrance de la population soviétique de l'époque. Il est évident que, humainement parlant, elle a vécu une période atroce. En même temps, je mets l'expression "Grande Guerre Nationale" entre guillemets non pas pour offenser qui que ce soit, mais parce qu'il s'agit d'un subterfuge inventé par la propagande soviétique pour ne pas parler de ce que faisait l'Armée rouge avant 1941. Car, en réalité, celle-ci n'a pas participé uniquement à la "Grande Guerre Nationale" de 1941-45, mais à la Seconde Guerre mondiale sur toute sa durée. En effet, l'armée soviétique est entrée en guerre le 17 septembre 1939, en envahissant et occupant une grande partie du territoire polonais de l'époque, en étroite collaboration avec la Wehrmacht qui a attaqué la Pologne 17 jours plus tôt. Tout cela, en stricte application du protocole secret du pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939. Donc, quand je parle de "grandes nations modernes", je pense à celles qui ont su - comme l'Allemagne pour la guerre 1939-45 ou comme les Etats-Unis pour la guerre du Vietnam - faire un véritable examen de conscience et en tirer des conclusions pour l'avenir. La Russie commence seulement à en parler et j'espère qu'elle sera capable de continuer jusqu'au bout.
Et quant aux victimes des souffrances de la Seconde Guerre mondiale, n'oubliez pas que, proportionnellement à la population, ce n'est pas la Russie, mais la Pologne qui a subi les plus grandes pertes parmi toutes les nations combattantes. Je pense simplement qu'il est grand temps que les Russes commencent à remarquer que les autres ont souffert comme eux, et parfois à cause d'eux. Non pas pour s'autoflageller, mais pour avoir une vision plus réaliste et moins nationaliste du monde qui les entoure.

En ce qui concerne les gens ordinaires...
Il est naturel que les peuples d'Etats postsoviétiques sont fort sensibles aux faits des années 1941-1945 parce que ce sont eux qui ont sacrifié ses gens, ses richesses, ses territoires(avec des conséquences déprimantes jusqu'à nos jours) sans autoriser le passage sur son territoire ou capituler dans deux semaines. C'est pourquoi mettre la Grande Guerre Nationale entre guillemets semble offensant pour ceux qui ont des parents tués ou handicapés à cause de la guerre. C’est pas la politique ou des clichés, juste la vie...
Soyez humains et peut-être des « grandes nations modernes » pourront se libérer d’une vision à double standard, ce qui leur permettra d'accéder au niveau de conscience plus élevé.