L'Egypte et la Tunisie déchirent les vieux clichés

 

Soyons clairs. Personne en Occident ne croit sérieusement en un avènement prochain d’une mûre démocratie moderne, telle que connue aux Etats-Unis ou en Europe, dans le monde arabe contemporain. Les mouvements de révolte en Egypte et en Tunisie jouissent d’une grande sympathie et sont considérés comme un grand pas en avant. L’ennui, c’est que personne ne sait quel sera le pas suivant et où va-t-il mener. Pour une révolution, le principal défi n’est pas d’abolir l’ancien régime, mais de gouverner à sa place. Et de gouverner mieux.
 
 
L’image du monde arabe comme un espace carrément moyenâgeux, où seul un pouvoir des clans familiaux dirigés par des satrapes autoritaires peut bien fonctionner, est l’un des stéréotypes les plus répandus et les plus tenaces. Pour être tout à fait honnête, il faut dire qu’il est nourri par l’existence réelle de nombreux régimes de ce genre. Mais d’ici à prétendre que c’est bon pour leurs sujets car ils le veulent eux-mêmes parce que, pour des raisons qui touchent à leurs traditions et à leur culture, ils ne sont pas capables de vivre dans un autre contexte social et politique (un autre cliché très tenace), il y a quand même un abîme.
 
Indépendamment de l’issue du processus, le grand mérite de ce qui se passe en Egypte et en Tunisie, et de ce qui commence à se passer en Algérie; en Jordanie ou au Yémen, c’est que les populations de ces pays envoient un signal clair : attention, nous ne sommes pas du tout comme vous l’imaginez ! Une réalité étouffée éclate au grand jour, laissant le monde admiratif et inquiet à la fois. C’est ce que l’on appelle, en psychologie, une dissonance cognitive, en réaction à une nouvelle information qui met en cause toute la construction bien établie de notre perception du monde.
 
L’opinion occidentale est confrontée en ce moment à deux informations contradictoires : d’un côté, elle croit toujours que le monde arabe est un espace rétrograde et difficilement réformable ; de l’autre, elle apprend que, dans deux ou trois pays arabes des foules sont prêtes à risquer leur vie pour obtenir le départ de leurs dirigeants, traités de tyrans, et pour entamer de profondes réformes. Ne nous leurrons pas : comme tout humain, l’opinion mondiale aura d’abord tendance à minimiser l’importance de nouvelles informations afin de ne pas être obligée de changer ses habitudes. A moins que le choc des mots et des images ne soit tellement fort qu’elle change complètement d’attitude en très peu de temps.
 
Cependant, à vrai dire, ce que l’opinion occidentale fera avec sa perception du monde arabe est beaucoup moins important que ce que le monde arabe fera avec lui-même face à cette vague de contestation et de révolte. J’en parle en connaissance de cause, en tant que quelqu’un qui a vécu une autre vague de révolte qui a changé le visage d’une grande partie du monde – d’abord comme participant, puis comme observateur et commentateur de l’extérieur. Je fais évidemment allusion à l’effondrement du glacis soviétique.
 
Bien entendu, je me garde bien de donner quelque leçon que ce soit aux Tunisiens ou aux Egyptiens sur la base de cette expérience. Ce serait une insolence et un manque de tact extrême. Pour qu’une transformation soit réussie, chacun doit la vivre à sa propre façon, commettre ses propres erreurs et se réjouir de ses propres succès. Toutefois, quelques remarques pourraient être utiles peut-être au moins à ceux qui observent les évènements de loin, mais qui ne restent pas indifférents à ce qui se passe.
 
Quand on regarde la foule; aussi bien en Tunisie qu'en Egypte, on n'a pas l'impression qu'une véritable force organisatrice des manifestations existe. Il s'agit d'une foule qui sait déjà ce qu'elle NE VEUT PAS, mais elle ne sait pas encore CE QU'ELLE VEUT. Ces foules arriveront sans doute à instaurer de nouveaux gouvernements dans leurs pays respectifs. Gouvernements qui n'auront presque certainement pas de moyens suffisants pour combattre la pauvreté et le chômage. Gouvernements qui ne comprendront presque certainement pas des islamistes. D'abord, parce que la rue ne leur semble pas particulièrement favorable, mais surtout parce qu'ils se gardent bien de trop s'exposer en public maintenant. Un représentant exilé d'un parti islamiste tunisien a très clairement indiqué sur RFI que son parti n'allait pas participer à un éventuel nouveau gouvernement du pays. Un leader des Frères musulmans en Egypte, interrogé par Al-Jazeera, s'est prononcé dans le même sens.
 
Il est possible que les islamistes – que l'Occident redoute, mais qui peuvent avoir le sentiment que leur heure de revanche arrive – aient une stratégie très simple et efficace. Ils ne vont pas rejoindre les gouvernements portés au pouvoir par la révolte populaire. Ils vont plutôt attendre que le mécontentement de la population se tourne contre ces nouveaux gouvernements, quand leur incapacité de résoudre les problèmes de pauvreté et de chômage deviendra manifeste. Ce n'est donc qu'après cette période transitoire qu'ils arriveront en sauveurs qui promettent une vie meilleure et pleine d'un sens nouveau. Et ils risquent de trouver, dans ce contexte, un accueil favorable. Comme jadis en Algérie, ils pourront, dans ce cas, compter sur un succès électoral tout à fait démocratique.
 
Est-ce que l'Occident est capable et prêt à aider le Maghreb et tout le Proche et Moyen Orient à éviter un tel scénario catastrophe? Est-ce que la population de cette région est en mesure de trouver une voie originale et efficace entre une occidentalisation à outrance, non conforme à sa culture, et une islamisation à outrance, non conforme à ses intérêts? La question reste posée, et toute réponse est encore possible. Mais nous, observateurs européens, ne pouvons à present que croiser nos doigts ou prier pour que cette région, qui nous est très proche géographiquement, devienne très proche tout court.

 

Photos: d.yimg.com, fr.news.yahoo.com, reflets.info, obrazky.pl

1 Comments

C'est la première fois que je vous lis et déjà je peux vous promettre de vous lire encore et encore. Vous me demanderiez peut-être pourquoi? belle question. C'est parce que les analyses faites ici sont dans une large mesure des clichés.
L'inquiétude des occidentaux est de deux ordres: la menace islamiste et la fin de la "Realpolitik". vous l'auriez exprimé ainsi et je ne vous ferez aucun procès. Je vous concède cette assertion: "ils savent ce qu'ils ne veulent pas mais il ne savent pas ce qu'ils veulent". C'est aussi l'autre manière d'exprimer, je suppose, cette incertitude qui plane sur cette partie du monde. Mais on ne doit pas insulter l'avenir. Les pays arabes sont des sociétés tribales par excellence et lorsque vous rapprochez maladroitement ce qui se passe dans le monde arabe et ce qui s'était passé dans le bloc soviétique, vous assimilez simplement cette révolution arabe à une revendication idéologique. Je suis désolé, c'est beaucoup plus que cela, c'est un affranchissement, une lutte contre la gouvernance clanique, contre la tyrannie et surtout contre l'impérialisme moderne.